Interview

 

Si j’ai bien compris tu as fait des études universitaires à l'art et aux images. Est-ce là que s'éveille ton intérêt particulier pour les aspects politiques et idéologiques de la création ? Certaines de tes films me rappellent l’époque du formalisme russe des années 1920 et le grand impact d’Eisenstein, ses films, les thèmes politiques et la théorie du montage. Est-ce que tu trouves ce rapport correct et/ou relevant ? Est-ce qu’il y a des réalisateurs et/ou des films que tu admires particulièrement ?

Honnêtement, je n'ai pas appris grand chose pendant mes études et surtout pas un quelconque rapport politique à l'art et au cinéma !

Si, en tant que spectateur, j'ai été très tôt en recherche de films (ou d'œuvres d'autres domaines) engagés, en tant que réalisateur, je me suis confronté à la question du politique progressivement. Je pense que mon travail a toujours tendu vers l'engagement, mais plus il avance, plus il tend à une certaine radicalité politique. Evidemment, les avant-gardes russes sont très importantes pour moi. C'est un moment très riche artistiquement et politiquement. L'un et l'autre étant inextricablement mêlés. Cela dit, je suis plus intéressé par le travail de Dziga Vertov que par celui d'Eisenstein. Les deux ont proposé deux réponses assez éloignées de ce que pouvait apporter le cinéma à la Russie communiste. J'aime beaucoup l'idée de Vertov qu'il fallait profiter que les spectateurs soient encore vierges pour offrir un cinématographe novateur, dans lequel l'histoire, le message provient des moyens même de ce média.

Ensuite évidemment, beaucoup de cinéastes sont importants pour moi, pour différentes raisons.  La plupart d'entre eux ont cependant en commun d'être assez formalistes et engagés. Pour n'en cité qu'un, que j'ai découvert très récemment, ce serait Guy Debord. Il faut absolument découvrir son travail cinématographique…

 

Il me semble qu'après un travail sur l'intime, l'intérêt de tes films se soit tourné de toi-même vers la société et l’histoire politique. Peut-être comme tournant, on peut nommer 21.04.02., qui décrit la société, mais en même temps toujours contient un regard personnel. Comment t'es-tu t’intéressé thématiquement à la lutte des classes et la 2e guerre mondiale ? Comment as-tu arrivé à te servir des images d’archives dans tes films ?

Il y a dès le début de mon travail une idée du politique, mais effectivement cela passait beaucoup par un travail sur moi, non pas comme introspection, mais moi comme exemple d'un être humain contemporain, jeune, gay, blanc, français… Nous avons vécu ces dernières années en France un durcissement des tensions entre les classes dominantes (les entreprises, le patronat, les politiques) et les travailleurs (ou les chômeurs, les retraités, les étudiants…) Nous vivons un développement irrationnel du néocapitalisme qui est néfaste pour tous. En tant qu'artiste, je n'ai pas ressenti d'autres nécessité que faire de mon travail un outil de lutte.

Mon intérêt pour la Seconde Guerre mondiale vient naturellement de mon questionnement sur le monde contemporain. Je suis persuadé que nous connaîtrons dans les prochaines années en Europe un certain retour à la barbarie. La seule réponse de beaucoup d'électeurs dans nos pays à la destruction opérée par le néocapitalisme est l'extrême droite. Des valeurs nauséabondes que l'on pensait disparues réapparaissent partout, inexorablement.  Je me suis donc intéressé à ce qui s'est passé, il y a 60 ans, à comment la barbarie est alors arrivée. Je ne conçois pas mes films comme simple interrogation de notre passé, mais aussi comme avertissement d'un futur probable.

En ce qui concerne les archives, on peut voir dans mon travail que j'ai dans un premier temps travaillé avec des images contemporaines, d'archives dans le sens où je n'en suis pas producteur et qu'elles n'ont pas été créées pour mon travail. Dans 21.04.02. et We are winning don't forget, l'accumulation d'images préexistantes, qui donnent à voir non pas chacune des images séparément mais un corpus cohérent, me permet en même temps de développer une question politique particulière et d'interroger les représentations culturelles occidentales liées à ces questions. L'utilisation des images d'archives plus anciennes poursuit naturellement ce travail.

 

Ton expression est souvent caractérisée par un montage des images rapide et impressionnantes, soutenu par un habile montage du son (Eut-elle été criminelle.., Under twilight, Dies Irae). Par contraste, lovers a l’air d'un essai comme peinture et Gay ? d’une inauguration du journal humoristique/ironique. Raconte-moi quelque chose sur ces choix stylistiques et le développement de ton expression artistique.

Mes choix esthétiques sont pris en fonction de ce que je veux dire. Comme j'ai finalement beaucoup de choses à dire, cela multiplie les formes possibles. Cependant, de plus en plus mon travail s'uniformise en même temps que mes sujets se resserrent. Ce que je cherche, comme tout cinéaste, est de créer des émotions. Mais je cherche à les créer par la forme, et notamment par le montage. Je travaille  de manière à créer des « respirations » particulières, « respirations » qui peuvent permettre l'irruption des émotions et qui sont nécessaires pour créer une « narration » différente de celles des films classiques.

J'utilise aussi beaucoup le rythme, le travail du temps. Le ralenti et l'accéléré sont mes outils de base et permettent différentes lectures des images montrées. L'accumulation donne évidemment une sensation de violence et permet de repérer les répétitions, les redites entre des images différentes, le ralenti permet des lectures plus précises des images. Mon travail consiste finalement à permettre une relecture particulière des images que j'utilise.

Le son est très important dans ce travail de montage car il permet souvent de « lisser » les films. C'est lui qui crée une linéarité entre des images qui n'ont pas été créées pour êtres assemblés.

 

Devil Inside est créé avec la coopération avec Tom de Pékin. Dans We are winning don’t forget on entend la musique de Godspeed You! Black Emperor.Est-ce que tu as la volonté, comme eux, d’être défini comme artiste(s) militant(s) ? Si oui, qu'est-ce que ça veut dire, être un artiste militant à ton avis ?

Evidemment oui, je suis un artiste militant. Mais ce qui nous rapproche, Tom de Pékin, Godspeed You! Black Emperor et moi, c'est que nous pensons que notre vision politique doit passer par les propres ressources de nos moyens d'expression. La musique de Godspeed est par exemple totalement abstraite, pourtant on y ressent la lutte pour l'homme et la liberté.

L'art engagé intéressant ne s'opère que lorsque que les œuvres en elles-mêmes possèdent des qualités autres que les intentions politiques de leurs auteurs. Il faut avant tout que les œuvres soient de vraies œuvres, que les films soient des bons films. L'intention politique en elle-même ne suffit pas. Un artiste engagé est avant tout un artiste et doit rester vigilant sur les formes qu'il propose.

 

Tes films et vidéos sont bien reçus non seulement dans le cadre du cinéma mais aussi dans le contexte d’art (galeries, musées etc.). Est-ce que ça crée un conflit d’identité professionnelle ? En premier lieu, ressens-tu être réalisateur de film ou artiste vidéaste ou peut-être les deux ?

Je me sens avant tout réalisateur même si j'aime beaucoup que mon travail circule dans d'autres champs artistiques, cela permet d'autres rapports spectatoriels aux films.

Au début de mon travail, j'ai réalisé plus d'installations car j'avais la possibilité de les produire et de les exposer. Cependant, j'ai été frustré par le peu de spectateurs qui pouvaient se confronter à mon travail dans les lieux d'exposition. J'ai donc commencé à faire des vidéos ayant le format court-métrage, ce qui me permettait de montrer mon travail dans les festivals de films et de me confronter à plus de spectateurs.

Ce qui a été longtemps troublant pour moi, d'un point de vue professionnel, c'est que malgré les discours répétés en France sur la transdisciplinarité, rien dans les faits économiques de la culture ne la permet. Ainsi, je ne pouvais trouver d'argent auprès du cinéma car mon travail filmique était trop expérimental, et je ne pouvais pas en trouver dans l'art contemporain car la diffusion de mes films dans les festivals, seul vrai atout professionnalisant de mon travail, ne relève pas des schémas de la diffusion de l'art contemporain. Aujourd'hui encore, en France, les réalisateurs ayant des approches expérimentales comme la mienne ont beaucoup de mal à trouver des financements malgré leurs impressionnantes diffusions internationales et malgré les discours officiels sur les recherches différentes et la nécessité de les aider. La géographie du court-métrage en France est très anachronique par rapport à ce qui se passe à l'étranger et aussi par rapport à la richesse et à la diversité de la création cinématographique et/ou vidéographique de notre pays.

 

Sanna Kyllönen
Tampere Film Festival 2007